L’Assemblée nationale du Sénégal a voté le projet de loi criminalisant le viol et la pédophilie, qui a été aussitôt promulgué le 10 janvier 2020. Une loi assez audacieuse, dans l’ordonnancement des textes législatifs au Sénégal, et qui a le mérite, à priori, de fédérer les postures de l’ensemble des acteurs en présence, en bousculant notamment un certain nombre de tolérances et d’insuffisances notables.
Mais entre le vote de la loi, sa promulgation et sa publication, le commencement de sa mise en œuvre et les premiers effets escomptés à court et moyen termes, il est un champ temporel et spatial qu’il ne nous est pas possible d’investir à suffisance pour le moment.
Il serait plutôt opportun de questionner, à ce stade, le contexte dans lequel s’inscrit le vote de cette loi, en raison notamment des conditions toutes spéciales ayant présidé à son adoption.
Ensuite, devrions-nous nous interroger sur la somme d’intérêts particuliers qui pourrait résulter, pour chacun des segments sociaux en présence, du vote de la nouvelle loi. Enfin, en nous fondant sur une expérience croisée de juriste et d’acteur de terrain, nous ne pourrions manquer d’interpeler les clés de voûte d’une application opérationnelle de la loi.
1. Quelques constatations principielles
La loi n°2020-05 du 10 janvier 2020 modifie la loi n° 65-60 du 21 juillet 1965 portant Code pénal relatif à la criminalisation du viol et de la pédophilie.
De la précédente loi, deux remarques fondamentales sont à relever : les infractions de viol et de pédophilie sont constitutives de délits, et passibles de cinq à dix ans de prison, outre le fait que leur application reste, bien de fois, sujettes à des limitations de plusieurs ordres.
Elles relevaient et relèvent toujours d’ailleurs, des contraintes juridiques et socioculturelles des justiciables. Il se pose ici le problème du rapport à la justice et avec la justice, de la légitimation de la justice, de sa prévalence sur l’ensemble des mécanismes de régulation sociale communautaire existants.
De manière concrète, et à titre d’exemple, les praticiens du droit sont confrontés, assez régulièrement, à la problématique de la collecte d’éléments factuels dans un cas de viol et ou de pédophilie. Généralement, les premiers éléments de preuve sont aussitôt effacés par les membres des communautés des victimes et des auteurs, peu sensibilisés sur l’importance de la conservation de ces preuves palpables. Car, le juge, une fois saisi, se retrouve assez rapidement, dans l’impossibilité d’imputer l’infraction, et d’appliquer la peine requise, car rappelons-le, « mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison".
A ces limites juridiques, il faut ajouter, sur le plan sociologique, la persistance d’une culture de non dénonciation dans les communautés, surtout lorsque le litige oppose les membres d’une même grande famille ou d’une communauté plus large. Les membres desdites communautés préfèrent, très souvent, recourir à des arrangements entre familles, lignages, clans, au détriment de la victime, dont l’état physique et psychologique résulte des violences qu’il ou elle a subies.
De telles conditions préexistantes offrent des attentes particulières au nouveau texte de loi, qui peut être d’un apport positif, dans le renforcement du cadre juridique et social, en matière de répression et de prise en charge de ces types de violences.
Selon des statistiques recueillies par la cellule de traitement des affaires criminelles du Ministère de la Justice entre 2017 et 2018, sept cent six (706) femmes et filles ont été victimes de viol conduisant à la mort. Dans la même dynamique, au courant de l’année 2019, il a été signalé dans les médias au Sénégal plusieurs cas de viol, qui ont suscité une grande vague d’indignation dans l’opinion nationale. Le cas de Bineta Camara en particulier, a profondément heurté les esprits. L’assassinat de cette jeune fille de 23 ans, au terme d’une tentative de viol avortée, dans la région de Tambacounda (https://www.seneweb.com/news/Societe/horreur-a-tamba-violee-et-tuee-bineta-ca_n_282925.html ), a été pour bon nombre d’acteurs œuvrant pour la défense des droits des femmes au Sénégal, le cas de trop. La médiatisation de la mise à mort de Bineta Camara a été le cheval de Troie des revendications des Organisations de la Société Civile, exigeant des pouvoirs publics la prise immédiate de mesures énergiques. Une grande mobilisation citoyenne s’est tenue ainsi à Dakar, le 25 mai 2019, conduite par une plateforme d’associations de lutte contre les violences faites aux femmes, qu’accompagnaient des artistes, des militants et des membres du Collectif des femmes parlementaires.
Réceptif à ces griefs, le 03 Juin 2019, le Président de la République a instruit le garde des sceaux de préparer un projet de loi devant être par la suite déposé à l’Assemblée nationale.
Les Organisations de la Société Civile œuvrant sur ces questions, dont la grande majorité a tenu à assister au débat au sein de l’hémicycle, ont quasiment toutes salué ce qu’elles considèrent « comme un fort symbole donné par l’Etat pour lutter contre les violences basées sur le genre », car, outre le durcissement de la répression, la nouvelle loi a vocation à produire un effet dissuasif chez d’éventuels délinquants, avec des peines pouvant aller jusqu’à la détention à perpétuité.
A la suite de ces avis assez tranchés, d’autres considérations d’acteurs qualifiés -qui enrichissent notre travail de réflexion- peuvent être survolées.
Le juge Téliko, président de l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS), n’a pas manqué de formuler des réserves à l’endroit de la nouvelle loi durcissant les sanctions. Il s’est efforcé d’expliquer dans Le Quotidien (https://www.lequotidien.sn/criminalisation-du-viol-les-reserves-de-teliko/) que « contrairement à ce que l’on peut penser, l’effet dissuasif dépend moins de la sévérité des peines encourues, que de la certitude dans le prononcé de la sanction. Or, cette certitude ne peut pas être le résultat de la loi et le résultat des enquêtes menées sur le terrain. » Allant plus loin, il indique que « la seconde réserve est que les problèmes rencontrés par les acteurs judiciaires dans les cas de viol, c’est des problèmes d’imputabilité des actes d’agressions sexuelles… Ce qui explique le nombre élevé de cas de relaxe. »
L’appréhension de la loi par quelques acteurs religieux serait intéressante, enfin, dans un pays puissamment influencé par différents courants religieux. A ce titre, l’imam Ahmadou Makhtar Kanté, très engagé sur les questions de société, n’a pas manqué de préciser que « la meilleure loi pénale est celle qu’on applique le moins car la privation de liberté n’est pas souhaitable et ne saurait être le principe.( http://www.infos15.com/loi-sur-la-criminalisation-du-viol-et-de-la-pedophilie-quelques-observations-par-imam-ahmadou-makhtar-kante.html).
Sur un tout autre registre, en examinant attentivement l’adoption de la loi sur la criminalisation de ces infractions, qui suscite tant d’espoir chez une grande frange de la population sénégalaise, il conviendrait, inévitablement, de réfléchir aux conditions qui permettraient son application optimale.
2. Appropriation segmentée de la nouvelle loi : une condition sine qua non pour garantir l’effectivité de son application ?
Le commencement de mise en œuvre de la nouvelle loi criminalisant le viol et la pédophilie présuppose, de la part des mouvements sociaux qui ont accueilli favorablement son vote et sa promulgation, un engagement plus investi sur le terrain.
Le « guide de méthodologie de terrain » qui pourrait être confectionné à l’intention des acteurs engagés dans la mise en œuvre de la nouvelle loi peut s’articuler autour de certains points.
Le premier de ces points serait l’identification des populations et des communautés, suivie de leur sensibilisation intensive, et de leur accompagnement dans l’appréhension de la vocation de la loi. Les différents échelons des communautés devraient être impliqués, afin qu’ils s’approprient le contenu du texte de loi. Cette éducation à la loi devrait mettre l’accent sur la protection des victimes, et le durcissement des peines infligées à tous les auteurs de crimes. Les communautés locales devraient constituer les relais efficaces des dispositions du texte de la loi, dans son esprit et sa lettre.
Cette éducation à la loi serait donc également une éducation à la citoyenneté et à la responsabilité, pour faire face aux pesanteurs que nous avons évoquées préalablement, qui tiennent, tant à la méconnaissance du fonctionnement de la justice, qu’à la prévalence des règlements intra-familiaux ou intra-communautaires, lors de la survenance de ces drames. Ce qui renforcerait d’ailleurs la valeur républicaine d’égalité devant la loi, et dans une large mesure la justice sociale. C’est d’ailleurs une des principales leçons qui peut être tirée des manifestations ayant conduit à l’élaboration du projet de loi criminalisant le viol et la pédophilie.
Sur un second plan, et concomitamment à ce qui précède, les acteurs favorables à la loi devront élargir les discussions à tous les autres partenaires de la protection des droits de l’homme, afin que des recommandations puissent éventuellement être formulées à l’endroit de l’Etat, pour la mise en place de mesures d’accompagnement fiables et efficaces de la nouvelle loi. Car, disons-le, cette loi répressive aura un goût d’inachevé, si elle n’est pas assortie de mesures de suivi et d’accompagnement qui perdureront dans le temps. Mais alors, comment cet assortissement de mesures de suivi et d’accompagnement pourrait-il s’inscrire dans la durée et de manière efficace ?
En demeurant dans le registre des propositions et des suggestions, nous pouvons constater que le taux général d’alphabétisation au Sénégal rend tout à fait inaccessible à une partie de la population, le débat sur cette nouvelle loi.
Sous ce rapport, les Organisations de la Société Civile pourraient s’outiller de manière plus conséquente encore, par l’employabilité de langues nationales, moyen par lequel les populations les plus rétives pourraient être touchées. Le Wolof jouerait ainsi -et à titre d’exemple- un rôle de premier plan, dans l’information et l’apprentissage aux droits des populations supposées les plus vulnérables.
Nous évoquerions, volontiers, ensuite, l’institution d’une veille permanente, en interaction avec l’ensemble des partenaires décisifs (juges, auxiliaires de justice en charge de la mise en œuvre de la loi dans le monde judiciaire), qui devrait permettre une application responsable de la nouvelle loi, afin d’amoindrir les risques de violations de droits de l’homme.
Par ailleurs, un paradigme d’analyse plus poussé dans ce que pourrait être, concrètement, la mise en œuvre de cette loi peut nous être offert, si nous nous basons sur notre expérience dans des centres d’assistance juridique dénommés « boutiques de droit ». Ces structures de l’Association des Juristes Sénégalaises (AJS) dont nous sommes membre, sont aujourd’hui au nombre de huit (08) sur le territoire sénégalais. Elles sont une tribune de choix, dans la prise en charge juridique, mais aussi dans le rapprochement du citoyen de la justice.
De nombreux justiciables, en cas de viol et ou de pédophilie, saisissent directement les « boutiques de droit », ce qui facilite l’enclenchement de la procédure de droit, avec au préalable une écoute de la victime.
Notre propre imprégnation du fonctionnement des « boutiques de droit » a été édifiante, sur le plan humain, sur le plan pratique du droit, sur le plan philosophique. L’expérience de plusieurs années que nous y avons menée a été structurante de notre découverte du Sénégal profond. Elle a également contribué à façonner notre lecture des problématiques de genre, qui ont, progressivement, structuré nos engagements socioprofessionnels.
Mais, vous conviendrez bien que huit (8) « boutiques de droit » à l’échelle de tout le Sénégal, ce n’est pas suffisant. Il faudrait, probablement, en repenser les modalités de fonctionnement autour d’une redéfinition de leur vision stratégique, un renouvellement de leur méthodologie d’action et leur dotation en ressources plus efficientes.
L’avènement de la nouvelle loi criminalisant le viol et la pédophilie pourrait constituer, à cet égard, une aubaine. Ainsi, les mesures à prendre seraient inclusives de tous les paramètres d’appréciation, depuis la base, jusqu’au sommet (des relais communautaires jusqu’aux magistrats chargés de l’application de la loi).
Des mesures plus expressives sont également à initier, pour optimiser la chaîne de prise en charge holistique (médicale, juridique, psychologique et psychosociale) dans toutes les régions du pays afin d’accompagner les victimes dans le temps.
Ce n’est qu’ainsi, à notre humble sens, que la nouvelle loi pourra éviter d’être considérée comme un simple instrument durcissant la répression, ou matérialisant, éventuellement, l’inflation législative en cours dans bien des Etats.
Par Fatou Bintou MBAYE
*FBM
Juriste/politiste, Dakar (Sénégal)