La médiatisation des accusations de viol -une pratique de violence sexuelle des plus ignobles- devient, à l’échelle de toute la planète beaucoup plus courante que par le passé (citons, ici, et à titre d’illustrations, les cas de figure Olivier Duhamel/Alexandre Kouchner; Ousmane Sonko /Adji Sarr, etc.).
Au Sénégal, la récurrence de ce phénomène a été l’élément déclencheur d’une prise de conscience progressive chez certains acteurs sociaux, à travers la mise sur pied d’une variété de mécanismes de réponse. Le vote de la loi criminalisant le viol (2019) et son décret d’application en sont les manifestations les moins contestables, quand bien même leur mise en œuvre se heurte à l’épaisseur des pesanteurs sociétales, et pose, à sa manière, la problématique fondamentale du changement social. L’action législative ne saurait constituer la solution exclusive, à même de venir à bout d’une crise sociétale de l’ampleur du viol. Elle requiert la mobilisation d’une batterie d’autres mesures d’action, pour accompagner l’ensemble du processus. Ces mesures vont de la prévention proprement dite, à l’étalement d’un ensemble de solutions, sur le plan thérapeutique et sur la prise en charge globale et complète des victimes.
Nous nous préoccuperons, dans le cadre de cette présentation, de faire le lien entre la dimension préventive de l’éradication du viol au Sénégal, et la perspective de changement social dans laquelle elle se situe.
I. Etat des lieux de la prévention du viol
Dans son sens premier, la prévention s’entend comme « la somme de dispositions prises pour empêcher l’apparition, l’aggravation, d’un risque, d’un accident, ou, plus généralement, de toute situation dommageable » (dictionnaire Le Petit Larousse). Prévenir contre le viol, reviendrait donc à mettre en place des mesures anticipatives, afin d’éviter la survenance de cette forme extrême de violence sexuelle. La nécessité de prévenir le viol trouve son essence dans la trame de l’apparition et de la manifestation de ce phénomène, lorsqu’on sait que le viol demeure une des « violations des droits de la personne les plus odieuses, les plus persistantes et les plus généralisées au monde », à en croire le Secrétaire Général des Nations Unies Antonio Gutteres.
Au Sénégal, la prévention du viol trouve sa justification fondamentale dans le corpus législatif et réglementaire national, constitué de conventions internationales, de lois, de stratégies et de plans d’action (Plan d’action national de lutte contre les VBG et la promotion des droits humains » 2017-2021…).
Sa mise en œuvre concrète met en scène une série d’acteurs qui œuvrent à différents seuils de la vie en société : les pouvoirs publics occupent, dans cette échelle d’acteurs, une place de choix. Ils se chargent, dans divers secteurs, d’organiser une politique de prévention en phase avec les engagements pris par le Sénégal dans le cadre des conventions internationales. L’on peut citer, parmi les modes d’action des pouvoirs publics, des initiatives de plaidoyer, d’information, de pédagogie et de vulgarisation (la loi criminalisant le viol a bénéficié, auprès des communautés à la base, d’une traduction dans les langues locales), d’installation de comités régionaux de lutte contre les Violences Basées sur le Genre (VBG) dans chaque région du Sénégal, de formation des acteurs de prise en charge sur le paquet de services essentiels et les Procédures Opérationnelles Standards (POS), etc.
Les acteurs étatiques collaborent dans leurs interventions avec les organisations de la société civile, les partenaires techniques et financiers voire même les communautés locales : la campagne organisée par le MFFGPE (Ministère de la Femme de la Famille, du Genre et de la Protection de l’Enfance) en collaboration avec UNFPA (Fonds des Nations Unies pour la Population), ONU Femmes, etc., les OSC (Organisations de la Société Civile) et les communautés de base pour une large vulgarisation de la loi criminalisant le viol en est une illustration concrète. L’on peut également citer l’élaboration des Procédures Opérationnelles Standards (POS) de prévention et de prise en charge des violences basées sur le genre, lancée par les agences des Nations Unies au Sénégal (ONU Femmes, UNICEF, etc.) en partenariat avec les ONG et les instances gouvernementales. Ces Procédures Opérationnelles Standards détaillent les procédures minimales à suivre par les acteurs impliqués dans la prévention et la réponse aux Violences Basées sur le Genre (VBG).
Il y a également l’installation de comités régionaux de lutte contre les violences basées sur le genre dans chaque région du Sénégal. Ces plateformes présidées par les Gouverneurs de région, sont des cadres de coordination et de renforcement de la synergie, en vue de produire plus d’impact. Il s’agit en clair d’instances de pilotage, composées d’acteurs étatiques (ministères sectoriels, élus locaux, collectivités locales…) et non étatiques (organisations de la société civile, associations, leaders religieux et communautaires, etc.) intervenant dans la prévention et la prise en charge des VBG.
La mise en œuvre de ces actions communes et concertées fait toutefois l’objet d’un certain nombre de limites. Celles-ci procèdent de carences avérées dans les mécanismes de prévention du viol : absence d’un fonds d’assistance aux victimes de VBG, absence de centres intégrés et holistiques de prise en charge des VBG, coût élevé de la prise en charge (médicale, juridique, psychologique, etc.) des survivants/survivantes, difficultés de collecte/interprétation/validité des preuves, notamment médico-légales, persistance des pesanteurs socioculturelles, etc.
Nous ne pouvons manquer de mettre également l’accent sur l’insuffisance de la coordination et de l’harmonisation des interventions des acteurs impliqués dans les stratégies de prévention des VBG (OSC, ONG et partenaires techniques et financiers, etc.).
Enfin, il faudrait faire cas de la faible implication des communautés à la base, aux prises avec les contraintes socio-culturelles qui sont l’ossature de leur manière d’habiter le monde. Cette insuffisance d’implication se traduit notamment par la grande frilosité des victimes à se manifester, en raison de la violence du contrôle social qu’elles subissent.
II. Prévention contre le viol et changement social
Une analyse des initiatives jusqu’ici menées par différents acteurs pour prévenir le viol au Sénégal, pose prioritairement la question de leur efficacité à contribuer au changement social.
Lequel changement social ne pourra être obtenu qu’avec l’implication significative de toutes les franges de la société dans la prévention du fléau qu’est le viol.
La dimension législative et légale s’avère en premier lieu capitale. Son examen attentif requiert que l’on s’attèle à adopter des textes de loi beaucoup plus inclusifs, en phase avec les aspirations sociales à l’œuvre. Ce qui permettra une meilleure appropriation desdits textes, ainsi qu’une plus grande compréhension des enjeux qu’ils portent. Il est à prévoir, conséquemment, un impact positif sur la constitution de preuves en matière de viol – ce qui, rappelons-le, n’est pas toujours aisé, de nombreux mis en cause se retrouvant relaxés, faute de preuves les incriminant.
Ensuite, il y a l’urgence de la responsabilisation de la communauté à la base, pour rendre plus effective la prévention du viol. Dans sa matérialisation, cela pourrait consister à la création de « champions locaux » ou de « lanceurs d’alertes », qui joueraient le rôle de sentinelles ou de relais permanents en matière de prévention contre le viol. Ces champions pourraient sensibiliser les communautés de base sur les conséquences néfastes du viol, le sens et les implications de la loi, l’importance d’une prise en charge rapide des victimes, etc.
Les communautés devraient à leur tour être réceptives, en apportant leur concours aux actions de prévention initiées par les autres acteurs, grâce à une large contribution des organes et institutions intermédiaires : le système scolaire notamment. Les enfants seraient ainsi, dès leurs premiers cycles d’apprentissage sensibilisés sur le viol, les voies et mécanismes de prévention, et les lois qui le répriment. La dynamique de création de clubs de droits humains et de lutte contre les Violences Basées sur le Genre dans les écoles primaires et secondaires, menée par l’Association des Juristes Sénégalaises (AJS) et ses partenaires pourrait constituer un puissant facilitateur du changement social, dans l’assise d’une éducation à la citoyenneté et à la responsabilité.
D’autres acteurs sociaux -et non des moindres- devraient s’approprier la prévention du viol, à titre de contribution au changement social nécessité. Il s’agit des médias dans toutes leurs configurations (y incluant les réseaux sociaux), des mouvements et associations religieux, divers groupes d’influence existant dans la société. Ce qui présuppose, de la part de chacun de ces acteurs, l’obligation d’une relecture fondamentale de sa propre appréhension du phénomène du viol et de son incidence dans l’équilibre de la communauté nationale. L’investissement de ce champ du changement social devrait se faire, en conformité avec les lois et règlements de la république du Sénégal.
Une prévention efficace et durable du viol au Sénégal sera salutaire dans la perspective d’une dynamique de changement social, si elle intègre les exigences humanistes fondamentales qui sont au cœur du substrat civilisationnel et cultuel de notre pays, dans le cadre de l’Etat de droit.
*Fatou Bintou MBAYE, Juriste et Politiste
Membre actif de l’Association des Juristes Sénégalaises (AJS)
Consultante Violences Basées sur le Genre (Mauritanie, Sénégal) Banque Mondiale